EN SA LENTE RÉVOLTE


I. Καρυάτιδες (lumière et pesanteur)

L’entrée de l’Érechthéion, sur l’acropole d’Athènes. Quelque chose comme une date manque. Mais le soleil est de plomb. La chaleur ne manque pas, elle ne manquera probablement jamais; elle réchauffe les pierres qui jonchent le sol brisé et ma peau, suante, qui couvre, tant bien que mal, quelque chose de tout aussi brisé. Je tente de me frayer un chemin parmi cette végétation aride, asphyxiée, et ces éclats de marbre cendré qui m’éblouissent. Tout est d’une atroce et sublime sécheresse. Le pas est lent et incertain, mais sans halte — je n’avilirai pas le rythme, je cherche une catharsis dans cette aridité.

    J’entends les touristes discuter de ces six figures sous l’azur criant du ciel, All this time… τόσο χαρούμενος… to be here! che gloria… ottaa valokuva täällä. Leur parole est en contrepoint dans l’air libre. Six répliques des cariatides sans voix, sculptées, abîmées par le sel de l’Égée, le vent et les millions de regards qui cherchent dans l’histoire les vapeurs de leur origine. Elles soutiennent par leur tête l’entablement qui saillit de l’Érechthéion. Leur endurance est le triomphe de certains, de certaines, ai-je lu, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’elles sont aussi le symbole de l’incarcération infinie, tragédie de la pesanteur sans grâce.


II. Le cercle des artistes (est un cercle de feu)

Je me trouvais dans un hall et la lumière faiblissait tranquillement. « C’est encore une fois l’après-midi », m’a-t-on dit à l’accueil. Dans mon esprit résonnait encore l’image du drapé qui enveloppait les six cariatides. Mais nous étions l’après-midi, encore une fois. Cette image m’obsédait (le drapé des cariatides), et le fait d’obséder m’obséda encore plus. 

    L’après-midi sonna son sage glas, un cercle m’entourait.

    Ce cercle était probablement formé d’artistes. Leur banquet n’était pas celui des Grecs, de la philosophie urbaine et de la maïeutique, mais celui de Peter Paul Rubens, Gustave Doré, Auguste Rodin, Constantin Brancusi, Amedeo Modigliani et Fernand Léger, ces artistes de l’histoire des artistes de l’histoire de l’art. Vous aurez compris que ce banquet est un banquet spéculatif. Faute d’inviter réellement les gens à un coquetel dînatoire, on fait de l’histoire avec les cadavres dont nous charge le web. Je résume rapidement : ces six garçons ont tous, bien à leur manière, et dans une sorte d’accumulation primitive des muses, fait des cariatides la matière de leur art. Sans avoir un Érechthéion bien à eux, ils en ont fait les doctes sœurs de leurs surfaces planes et de leurs considérations esthétiques. Et je rerésume : chez Rodin, elle tombe avec sa pierre, libérée par son abattement. Chez Doré, fort de Genèse, elle représente Agar, femme-esclave expulsée dans le désert avec son fils Ishmael. Chez Brancusi, sculpté au début de la 1ère Guerre mondiale, son « Cariatide II » est un diptyque abstrait de bois réitérant la fonction de support qu’elle incarne historiquement en architecture , etcétéra.

    Je me dis, d’une manière infatuée, que la fascination de ces artistes est probablement la même qui m’a menée sur l’acropole quelques années plus tôt, au cœur de mes affres, sur le Mont Sacré. Mais je ne suis pas des leurs. Ces cariatides ne sont pas miennes. Je quittai le hall. L’après-midi était derrière moi, derrière nous. Et le fond de l’air était chaud.


III. Faber faber faber (ce n’est pas possible)

Elle était là, debout, face à sa manœuvre qui ne lui appartenait pas. Toute la journée, souvent pour plus de douze heures, elle n’entendait que le mélange terrible des pistons et des injonctions. Rompue de fatigue, elle marquait d’un X la plage horaire qui lui était destinée : 1 heure : caissons + perceuses X, 45 min. : échappement + moulage X (1 brisé), 2 heures : cadran + caissons X, 1 heure : moulage fixe (retardé par C.) — 4 h 45 : X X. Elle quittait au couchant ce qu’on lui avait dit être « la boîte noire de sa rédemption », mais qui était aussi ce qu’elle appelait « la forclusion de son esprit et le pourrissement de sa chair ».

    Le fond de l’air était évidemment chaud. Ça pourrissait bien.

    Retournant à son appartement, elle marchait d’un pas lourd, les mains engourdies, les yeux rougis par la poussière, ne voyant pas plus d’un mètre à l’avant d’elle. Sa tête était une torture, un nœud gordien; et son corps, un fardeau écœuré. Les pistons résonnaient encore. Leurs battements comme des caisses claires. Elle marchait le long de la rivière qui traversait la ville du nord au sud, elle qui habitait au sud et travaillait au nord, laissant libres l’est et l’ouest à ceux qui appelaient la fournaise dont elle faisait son sel quotidien « la boîte noire de sa rédemption ». Sur la rivière, on entendait l’écho vocal des enfants provenant du parc avoisinant. La rivière coulait discrètement, froidement, comme si elle ne connaissait pas la violence. L’ouvrière voulait s’attacher aux sons qu’elle percevait, mais ses sens étaient harassés par la répétition, par la monotonie à laquelle elle ne pouvait s’arracher. Tout était plat sauf le pavé sur lequel elle transférait le poids des injonctions industrielles répétées, de son dégoût, mais aussi de son triomphe.

    Le malheur qu’elle vivait depuis maintenant quatre mois. Elle ne pouvait supporter ni qu’il continue ni d’en être délivrée.

    Nœud gordien à trancher. Cariatide avec feuille de temps à remplir dûment avant le premier et le troisième lundi de chaque mois.  

 
X. The Caretakers (hydriephora)

De quoi le silence des cariatides est-il le nom? Cette question n’est pas, de biais, « les subalternes peuvent-elles parler? » Elle est différente, elle se diffracte à l’étendue de l’inanimé. Et c’est cela que les artistes mentionnés ci-haut ont fait depuis très longtemps : en tentant paradoxalement de rendre les cariatides vivantes, parlantes, ils n’ont que réitéré leur bruyante aphasie. On substitut à leur parole, sur l’acropole d’Athènes, les milliers de All this time… τόσο χαρούμενος… to be here! che gloria… ottaa valokuva täällä. Mais leur silence est réel, il est palpable.

    The Caretakers est une extension radicale de ce mutisme. Mais l’artiste, ici, ne souhaite pas « donner la parole » à ces figures, comme l’indiquerait une éthique bien orthopédique. Elle restitue plutôt la violence de ce manque dans la lumière éblouissante du monde actuel. Elle inverse la tendance historique du fantasme de pétrification en lui substituant la forme froide et neutralisante des dispositifs industriels. On croirait retrouver dans ces vases le contenu de leurs secrets bien gardés, alors que ceux-là sont vides de mots et que ceux-ci, s’ils avaient une réalité, appartiendraient à des poteaux en acier. C’est avec cette radicalisation du silence à l’œuvre des cariatides que Maggy Hamel-Metsos donne l’incisif change à la minéralisation opérée sur ces corps de femmes — et elle tranche, avec ce coup, le nœud gordien.


(Extrait du texte qui a été écrit et commissionné pour l’exposition The Caretakers de Maggy Hamel-Metsos à la galerie Parc Offsite en 2021. https://parc-offsite.ca/Caretakers.)