NULLE MÉMOIRE
J’avais ce projet d’écrire, en une
seule phrase, un portrait approximatif de mon grand-père aspirant
compositeur devenu canardeur forcé à se tenir debout dans les
tranchées de terre poisseuse et refroidie, quelque part entre la
Pologne et les Pays-Bas, le corps transit par l’humidité, le
poids des armes cisaillant ses épaules déjà affaiblies par le
morcellement du sommeil patristique qu’il tentait peu ou prou
d’accomplir sous le liturgique mobilier d’églises à moitié
bombardées. C’était une phrase, donc, que je tentais d’écrire,
invoquant par alternance – pour garder l’humeur de cette horreur
où ses amis mourraient avec les entrailles bercées dans leurs
mains, aveuglés par les éclats d’obus – la force pneumatique de
la transcendance et l’impulsivité courte de la caféine : tu
apparais et les montagnes bougent, un déluge s’abat, donne l’abîme
de ta voix. Le tabac brûlait difficilement là-bas, disait-il.
Il
voulait composer un chant autobiographique d’ombres, m’avait-il
dit : umbra, umbra, penumbra,
un chant seul sur les landes désolées.
Il
aimait jouer avec du pain dans sa bouche et me faire un sourire avec
le pain dans sa bouche. Je
l’imitais. Plus tard, c’était son dentier qu’il faisait
sortir d’entre ses lèvres. Je ne l’imitais pas en ce qui a trait
à son dentier. Comme ses dents étaient luminescentes. Ce grand
sourire éclatant, les lèvres charnues, un peu lourdes, auréolées
par une moustache blanche et épaisse. Il
voulait composer un chant autobiographique d’ombres, m’avait-il
dit.
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